RÉCIT - Pour une éco-poésie engagée : Samy Manga, "Chocolaté"

Le titre du dernier ouvrage de l'éco-poète camerounais Samy Manga, sous-titré "Le goût amer de la culture du cacao", semblait tout trouvé tant il est porteur de sens symbolique et poétique. Évoquant cette friandise universellement adorée, y compris par l'auteur lui-même, il en subvertit le plaisir en conduisant le lecteur à se confronter d'emblée aux conditions même de sa production, plus précisément à sa source : la culture du cacao. 

Notre sourire de contentement enfantin à la dégustation d'un bout de chocolat, la voracité nous poussant à en reprendre malgré nous, l'imaginaire savoureux qui l'entoure sont perturbés par l'amertume qui gagne le palais d'abord, habitué à moins d'âpreté, puis le coeur et l'esprit, à qui l'auteur révèle l'écocide en cours, en mêlant l'ode et la confession, le manifeste et l'essai. 

Si Samy Manga dédie d'autres textes à l'humanité¹, pour laquelle il conserve un amour fraternel, c'est aux arbres ici qu'il rend hommage, leur préférant à une déification coutumière issue de l'animisme, étrangère à la culture occidentale, une personnification habitée de pensée éthique et écologique : "un million de pensées vertes en faveur de la planète Terre." Citant les propos de Thomas Sankara, ancien président du Burkina Faso assassiné, il indique par la suite la voie de la lutte à suivre, sans compromission : "L'esclave qui n'est pas capable d'assumer sa révolte ne mérite pas que l'on s'apitoie sur son sort. [...] Seule la lutte libère." 

Le premier texte, très court, est un tableau horrifique dans lequel résonne le cri de souffrance du poète, s'étirant dans toute la durée et l'espace de l'anéantissement écologique révélé, et rendant justice à tous ceux dont la mort y est associée : le lexique abonde en ce sens, identifiant le danger d'abord (les "eaux fauves venimeuses"), le charnier ensuite (le "claquement d'ossements"), le crime enfin (le "soleil [...] amputé", les "saintes rivières en fleuves brûlés", les "racines égorgées"). 

Le récit d'autofiction qui constitue le coeur du livre est divisé en 14 chapitres que Samy Manga s'applique à illustrer et à titrer poétiquement, comme si la poésie était LA réponse à l'impérieux défi auquel l'humanité tout entière est confrontée. 

Son histoire débute en 1990. Le narrateur, Abéna, a 10 ans et sa vie est liée à la figure patriarcale de son grand-père, planteur de fèves, avec qui il travaille. À cet âge de raison, il prend conscience de sa complicité avec ce qui ressemble de plus en plus à une entreprise destructrice, encouragée par les pays développés du Nord, et dangereuse pour l'homme et l'environnement : le défrichement irraisonnée de la forêt équatoriale. Plus loin, il jugera même qu'il appartient à "une armée de combattants ligués contre les forêts vierges". Ainsi n'adopte-t-il pas le point de vue de la simple bien-pensance, ou la hauteur morale du juge, mais se place-t-il à la source même des premiers dérèglements. Son récit ressemble à la confession-déposition d'un témoin des pratiques délétères auxquelles il participe enfant, conscient du danger progressif encouru. 

C'est dans un village où règne à la fois le silence et l'autorité, et où sont désignés des bouc-émissaires soumis aux pires supplices sur fond de terreur et de sorcellerie, que naît chez le narrateur un sentiment d'injustice et de révolte. Le village est entièrement dépendant de la culture du cacao. Au régime d'empoisonnement interne décrit d'abord, s'ajoute celui de la servitude volontaire des villageois vis-à-vis des acheteurs étrangers, désignés comme les possesseurs ("le Blanc à la mallette d'argent"), les dirigeants ("les maîtres du monde"), les puissants ("argentiers au grand pouvoir équivoque"), entretenant, dans une vaste entreprise de "fumisterie", les rêves et les illusions des planteurs, dont l'assujettissement est visible, en particulier, lors du grand marché de la fève. 

C'est paradoxalement en ce jour de "fête" que le sentiment d'iniquité et d'indignation grandit chez Abéna. Se sentant "dépossédé, volé, outré [...]", il s'adresse à son grand-père compromis : "nous ne sommes pas des esclaves." Dans le cours du dialogue très émouvant qui s'ensuit, le vieil homme éveille chez son "fiston" – sans doute involontairement – le désir d'être affranchi, affirmant au passage la monstruosité de l'argent : un homme libre "ne dépend de personne". Seulement, la dénonciation de ce qu'il faut bien appeler une forme de néo-colonialisme, qui ne tient aucunement compte des directives de l'État camerounais, semble impossible localement tant les acheteurs de cacao représentent des figures providentielles, et tant leurs actions, qu'ils définissent sans vergogne comme un entreprenariat de développement, sont considérées par une grande majorité de planteurs comme la seule voie de salut. 

Pour le jeune Abéna, intelligent et de plus en plus lucide, il est cruel et en même temps intolérable de voir dédier les rites festifs de la culture villageoise "à la gloire unique des grands hommes d'affaires blancs" présents, et cela avec la complicité d'une partie des hommes, plus envoutés par le "tobassi" des danseuses, et préoccupés par les drogues ou l'alcool, qu'éclairés sur les causes de leur misère et l'exploitation dont ils sont victimes. La moindre résistance est ainsi vaine et mal vue : "les velléités dissidentes étaient sévèrement bannies." 

L'avenir du jeune Abéna paraît sombre à première vue, même si affleure d'ores et déjà sa destinée future. C'est à la veille de son départ pour la ville, voulue par son grand-père, qu'il songe à son rêve d'enfant perdu : devenir guérisseur. Tout ce que ce mot contient de sens pour lui est sans doute à la source même de ce qui nous l'a fait découvrir à l'orée du livre : un éco-poète "alchimiste", résistant et sensible "aux choses cachées", présentes dans la nature, et envisagées dans leurs dimensions symboliques, physiques et sensorielles. 

Au mitan du livre, toutes les expériences de son enfance se conjuguent, dont la dernière, la plus exceptionnelle, vécue au détour d'une rue lors de la rencontre avec "une dame blanche", est la découverte sublime d'une plaquette de chocolat. 

C'est ainsi, pourrait-on dire, qu'Abéna entre dans l'âge adulte. Fixant la "barre" portant le nom du chocolat suisse "Cailler", on l'imagine aisément en Rastignac, la main sur le coeur, la pipe de son grand-père aux lèvres, s'exclamant en guise de premier slogan de lutte à l'encontre du capitalisme peu soucieux du règlement de la question sociale et environnementale : à nous deux maintenant ! 

David Dielen 

¹ Samy Manga, Caroline Despont, Opinion poétique, Éditions L'Harmattan, 2020, 72 pages. 

Samy Manga, Chocolaté, Éditions Écosociété, 2023, 136 pages. 


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