RECUEIL - Une poésie de l'irréversibilité : Jean-Pierre Otte, "Sur les chemins de non-retour"

Le titre du nouveau recueil de Jean-Pierre Otte propose une variation poétique autour de la locution d’origine militaire le « point de non-retour ». Ainsi prend-il en compte, avec "ses chemins de non-retour", tout le parcours qui fait dire qu'aucune autre alternative n'est possible, plutôt que le seul moment de bascule qu'il faudrait rechercher, identifier, et peut-être isoler du reste, appauvrissant ainsi l'ensemble.

Le poète, omniscient, ne chemine pas lui-même, mais se place d'emblée à distance, familier qu’il est de chaque tour et détour, de chaque gué ou escarpement périlleux de l’existence. Il a, en bon observateur humaniste mais amer vis-à-vis de notre monde de dupes, dont il dénonce la conformité ("des sociétés d'acclimatation"), toute une "matière accumulée [...] dans la mémoire". 

Pour toutes celles et tous ceux, confie-t-il dans son texte liminaire, qui vont au-delà du "non-retour", Jean-Pierre Otte a un "intérêt [...] empathique". Il sait que la démarche entreprise relève quelquefois d'un biais psychique pouvant tendre à l'autodestruction, voire au suicide, et qu’elle revêt, dans certains cas, une dimension nihiliste. Néanmoins, ce sentier ne mène pas toujours jusqu’aux profondeurs les plus sombres, celles, entre autres, de la mort ("l'ultime guérison ?"). Une renaissance est parfois possible dans un ailleurs habitable et, pourquoi pas, empli de sens et de beauté, "un retour en grâce" en somme. La démarche de "non-retour" devient ainsi une entreprise courageuse et admirable qu'il est nécessaire de magnifier, contre toutes les inerties et toutes les réticences, mais aussi contre l'oppression et les lâchetés de notre monde. 

Au commencement du recueil, le lecteur identifie bien "la grille qui grince avec des cris de rouilles" (quelle admirable trouvaille de sonorités !). Elle est la matérialisation de l'éprouvant "passage" de non-retour, situé "dans l'ombre", autant invisible qu’inaccessible ("l'indistincte frontière"). Il faudrait néanmoins parvenir à nous en approcher et franchir le pas, tant notre monde, décrit d'abord au travers d'images cosmologiques singulières, est sombre et condamnable aux yeux du poète. Voilà peut-être ce qui justifie la formule : " [...] nous sommes arrivés / au temps des éclipses et des effacements".

Car c'est de nous, très vite, dont il est question, et d'une métamorphose complète de nous-mêmes. Celle-ci commence, loin du recours traditionnel au surnaturel, par une disparition silencieuse et volontaire, un retrait du monde salvateur, un oubli temporaire et progressif ("par degrés") de nous-mêmes : "Celui qui disparaît en lui-même se retrouve". Alors, poursuit le poète quelques pages plus loin, ce « lui-même » qu'il a laissé devient un lointain "étranger", c'est-à-dire un autre, oublié, effacé, "décomposé" et recomposé en un nouvel être tourné vers un inconnu que le poète associe à une "promesse".

À ce moment de bascule ou de rupture, qui ne cesse de s'étirer comme le fil d'un chemin qui est aussi notre "ligne de vie", et à mesure que s'opère cette métamorphose radicale quelque peu vertigineuse pour le lecteur, le poète prévient : "Allons, il faut vivre désormais dans l'inculte", et, ajoute-t-il plus loin, "l'esprit [mis en] friche". Le texte est alors sublime par sa hauteur poétique et sa ferveur, gidienne en un sens. Car mener à bout la métamorphose impose de nous libérer de toutes gênes et nuisances passées, et de toute forme de maltraitance ou d'indifférence : "Pour survivre à soi-même, il faut se délester, se récurer avec soin, se délivrer de toute entrave, et aller jusqu'à se dévaliser avant de sortir de l'enclave". Notons, au passage, que le dernier verbe revêt à première vue une connotation négative (dévaliser, c'est dépouiller un autre, ici un autre soi-même), alors qu'il s’agit bien là, suggère le poète, de la condition même de notre liberté : se délester, non pas tant de ses biens que d’un poids qui nous ralentit.

Aussi faut-il être prêt à la rupture, "consentir à l'inconcevable" et se redécouvrir, dans un présent épicurien, un « soi » apprivoisé, familier. Comment faire ? Le poète, comme le narrateur des Nourritures terrestres s'adressant à Nathanaël, s’érige petit à petit en guide, en éclaireur. Il est celui par qui le chemin de non-retour prend une valeur initiatique, et par qui "l'obscurité qui se dissipe[ra] à grands plis / prend[ra] forme d'Oracle". Car c'est au fond à la renaissance d'un poète (et de la poésie peut-être) à laquelle nous assistons ("c'est en dedans que le poète s'est aventuré"), dans le contexte plusieurs fois évoqué du grand confinement.

Il en ressort une réflexion éthique que le lecteur rapprochera aisément de l'impératif hölderlinien consistant à « habiter poétiquement le monde », et en miroir de laquelle le poète nous enjoint à nous ancrer (encrer ?) dans une nature qui aide à la réalisation de cette métamorphose de « soi » en un « soi décentré » des vicissitudes et des bassesses du monde. 

Flottant sur le bord des cours d'eau auxquels il est souvent fait allusion, le lecteur cheminera ainsi volontiers, au gré des pages, s'abandonnant au rêve de "non-retour" dicté par le poète, jusqu'à connaître, dans son esprit nourri d'une si riche et émouvante poésie, "l'étreinte de la mer". 

David Dielen

Jean-Pierre Otte, Sur les chemins de non-retour, Revue Nunc, Éditions de Corlevour, 2022, 104 pages.


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