RECUEIL - Une poétesse en vertige : Michèle Dujardin, "Hauts déserts"

Le recueil de Michèle Dujardin est la restitution d'une rêverie perceptible tout au long du texte, avant que le dernier vers ne la dévoile : "Tu te souviens du contenu de ton rêve". Il renferme ce qui légitime la poésie elle-même, c'est-à-dire l'exploration d'un monde au seuil de l'intelligible ; le passage est ici le gué d'une rivière, où dans un diptyque se rejoignent – tel que le suggérerait Philippe Jaccottet – "la limite et l'illimité, devenus visibles en même temps, et laissant à l'insaisissable sa part." 

En découvrant le recueil, le lecteur pourrait craindre la description d'un tableau fixe, une nature morte où les éléments naturels cohabiteraient dans un continuum immuable et sans surprises, clos sur lui-même, encadré. Ces éléments sont au contraire en mouvement permanent. Ils s'étirent entre terre et ciel, dans un espace en altitude encore préservé des activités humaines, d'où "les hauts déserts". Ils sont entremêlés, se manifestent librement, jusqu'au contre-emploi mais jamais contre-nature, dans un élan imaginatif sans borne où la langue est explorée en son fond. Leur état change incitant la poétesse, avant que "l'instant [ne] se rom[pe]", à saisir le fugitif. 

Le recueil débute par l'évocation du gué, annonçant la place toute particulière accordée à l'eau. "L'être voué à l'eau est un être en vertige" défendait Gaston Bachelard dans son essai L'eau et les rêves. C'est sans mal qu'on le ressent ici tant la poétesse s'appuie sur les changements d'états de l'eau ("en mutation"), sa force sculptrice ("l'eau a l'hostilité des solides"), sa vitalité (elle "va la marche"), ses trajectoires parfois imprévisibles, qui nous mènent jusqu'à la mer ou au contraire nous font dévaler les pentes abruptes des montagnes enneigées, perçues comme les édifices mêmes de la création poétique. Là où l'eau "à peine née" est peu profonde et claire, parfois tarie, la poétesse capte les transformations minimes, presque invisibles, les brefs instants de fragilité qui lient l'eau aux autres éléments. L'ensemble, subtil et sonore, est presque toujours entouré, enfoui, ou à l'inverse élevé par le vent ("vent libre. Étiré, inlassable."). 

Le flot n'inonde pas tout dans ces vers, la pierre y est également omniprésente. À l'horizontal, elle assure le passage du gué, non sans mal car elle est "friable" : "les calcaires éclatent sous le pas". À la verticale, elle s'érode, se détériore et vieillit. Elle ne masque pas les fragilités mais elle vibre dans l'étreinte, au contact du corps et des mains comme si elle s'animait et faisait circuler une précieuse matière charnelle : "tes ongles l'excite où elle souffre. Tes paumes la flattent." 

Michèle Dujardin scrute l'espace en tous points et donne l'illusion, non sans équivoque, d'incarner une figure double. Elle est ainsi tantôt la spectatrice sensible, située sur la rive où le lecteur est lui-même placé, et désignée familièrement par le pronom "tu", tantôt la poétesse et l'alchimiste qui l'interpelle et lui révèle la poéticité des choses. Évanescente, éthérée même, cette dernière est imprégnée de tous les éléments du milieu naturel "[lui] coulant le long des veines, dans les réticulations de la matière". 

À travers cette instance dédoublée, qui guide le lecteur dans ces "hauts déserts", l'acte de création poétique est opportunément mis à distance, enrichissant la poésie de Michèle Dujardin d'une remarquable pensée réflexive. Le passage du gué symbolise ainsi l'introspection attentive menant à une meilleure connaissance de soi. 

Le lecteur est prévenu néanmoins. L'acte d'écrire ne se fait pas sans difficultés. Il exige patience dans l'attente plutôt que recherche : "Peu de prises aux mots, ici, rien n'atteste." Il est en outre incertain et fait craindre le pire : "Tu n'écris plus, tu ne fais rien." 

La grande réussite des poètes, à l'image de Michèle Dujardin, est de reconnaître lucidement cette fragilité. Murmurer la petitesse de ce que l'on a à dire ("Les mots viennent crever à la surface de ce monde, comme des bulles"), c'est s'assurer la plus précieuse des qualités : la modestie. Le recueil Hauts déserts en est une belle et juste illustration. 

David Dielen

Michèle Dujardin, Hauts déserts, Cheyne éditeur, 2021, 59 pages.

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