ESSAI - La poésie comme médiatrice de l'écologie : Michel Deguy, "Écologiques"

Écologiques est un ouvrage ambitieux et exigeant, un livre de rupture qui s'inscrit néanmoins et, comme un clin d’œil malicieux ou grave de son auteur arrivé au crépuscule de sa vie, dans une longue tradition d’œuvres essentielles en -iques (Les Géorgiques, Les Bucoliques, Les Tragiques…).

On est frappé en première lecture par la diversité des textes et des champs de réflexion qui composent ce livre-mosaïque mêlant essai historique et philosophique, réflexion lexicale, mais aussi récit personnel et poésie. 

Nous nous proposons de ne retenir ici que les parties aidant à comprendre les rapports - la complémentarité si ce n'est la médiation - qui existent entre l’écologie et la poésie. 

L'ouvrage débute par un poème évoquant la catastrophe de Fukushima du 11 mars 2011. Son titre, "Magnitude", est remarquable en ce sens qu'il préfigure à la fois l'émotion qui étreint l'auteur ("les larmes commencent à sourdre"), palpable tout au long de ces pages, et la thèse qu'il défend dans son livre. Il se réfère à une force bien supérieure aux hommes et au monde, une énergie disons « extra-humaine », pouvant en conséquence menacer l'humanité, et dont la source est - néanmoins - terrestre ("la terre tectonique"). L'affirmation "Il faut changer" est ainsi un appel solennel à se réapproprier l'impératif hölderlinien "habiter poétiquement le monde", ou plutôt la terre si l'on songe à l'idée que l'homme est déjà "déterrestré" (J.-F. Lyotard). Michel Deguy martèle plus loin : "c'est bien de la terre qu'il s'agit, de l'existence terrestre" ; "Répétons-le : il ne s’agit pas de la planète, mais du monde-de-la-terre." 

Ainsi, en réaction au "géocide" en cours, l’auteur croit-il, non pas à la "chance" (la dernière) de l'homme, mais plutôt au dialogue, à ce qu'il nomme, dans un élan optimiste, "un coup de « logue »" (de logos) - d'où le terme "écologiques" - par lequel il s'agirait, en "voyant" et dans une démarche globale, totalisante ("le tout", le monde, plutôt que l'environnement, "le local"), de "repenser l'imagination dans son rapport inventif au monde". 

Avant même que l’auteur ne l’évoque, on comprend la place que la création artistique et a fortiori la poésie pourrait occuper dans ce temps clef pour l'espèce humaine. 

Par un savant mélange de récit poétique et rationnel, appuyé sur des concepts philosophiques et des données scientifiques, Michel Deguy tente d'éclaircir le sens et l'usage de certains termes utilisés trop souvent dans un réflexe synonymique de commodité. Il faut d'abord retenir le rapport "écouménique" terre/monde associé à l'idée que l'écologie est "une tentative sérieuse pour demeurer au monde". Michel Deguy précise ici que le verbe "demeurer" n'implique nulle conservation, nulle inertie, mais au contraire un mouvement vers "un nouveau monde". Constatant avec terreur la tentative des hommes, inscrite dans le processus de mondialisation "immondant le monde", de satisfaire de façon infinie leurs besoins individuels dans un monde fini, l'auteur donne l'image d'un raz-de-marée humain ("le terrestre humain") ayant recouvert la terre et soumettant la nature qui "n'est plus coextensive à la terre" mais "tenue en réserve(s) ; en parc naturel". Car il s'agit bien ici de penser le monde philosophiquement en tant qu'"être au monde" plutôt qu'en tant qu'environnement, terme que l'auteur juge problématique, et prêtant à la confusion. 

De la même manière, il souhaite dissiper tout malentendu sur le terme "écologie" : "l'écologie n'est à aucun titre un retour à la nature ; elle n'est ni romantique ni religieuse." L'écologie n'est pas à rebours du romantisme mais l'actualise et le dépasse. Il insiste plus loin : "l'écologie n'est pas une religion." 

Qu'est-elle alors ? "Elle est une poétique" s'appuyant tout de même, reconnait-il, sur des représentations et une tradition mythologique et théologique. "Elle est une géographie, une géologie, une géopoéthique". Ce nouveau suffixe -éthique, énoncé subitement, sans prolongement ni explication d'abord, semble confier à l'homme et a priori au poète une responsabilité morale au service d'une mutation écologique que l'auteur qualifie pourtant et tragiquement d'"impossible" tant son ordre de grandeur est global et appelle une synthèse (peut-être) irréalisable : "il ne s'agit pas simplement de ramasser des restes précieux - comme dans une anthologie de poésie - pour en proposer localement soit une mise en réserve soit une réhabilitation, soit un réarrangement […] mais de proposer une vue d'ensemble, un nouveau tout composable." Mais voilà, le monde est divisé entre quelques oligoï vivant dans des "îlots enchantés" et les autres, les polloï, les "damnés de la terre", "condamnés aux déchets", les premières victimes des dérèglements de la terre "exploitée". 

Michel Deguy pense l’écologie en termes de grandeur et identifie dans notre imaginaire, qu’il souhaite dépourvu de croyances et d’idéologie, des termes et des figures qui pourraient s’y associer. C’est le cas du mot "titan" ou "titanesque" pour marquer dit-il "l’énormité de la chose". Ainsi revient-il à l’échelle globale, affirmant avec vigueur qu’à l’idée du monde (Welt dans la conceptualité allemande) souvent désignée comme la somme de tous les environnements (Umwelt), il lui préfère celle du "monde de l’être-au-monde, de l’anthropos". Et c’est finalement cela, en opposition aux mutations résultant de la mondialisation ("la féérie mensongère"), que l’auteur appelle "écologie" dénonçant avec force "la fin du monde dans le monde", véritable sujet, confie-t-il page 58, des Écologiques

Reste à définir ce que Michel Deguy appelle "la chose" ou "les choses" du monde, mot dont il détaille, dans un long développement convoquant poètes et philosophes, tous les aspects, y compris, et surtout, ceux qui "aid[ent] à accueillir la disposition « poétique », ou favorable à la poésie – [ceux] qui ouvr[ent] à l’expérience et  à la lecture des poèmes", ajoutant en évoquant Francis Ponge (Le Parti pris des choses) que le poème est un manifeste des choses. 

"Habiter poétiquement le monde" ou "l’être au monde" de façon radicalement écologique, nécessite donc de réfléchir à l’usage commun du verbe "être" qui demande une médiation, c’est-à-dire "à être pensé de telle sorte que les autres ont aussi à être ici, « comme chez eux », pour être chez eux chez les autres." Accepter "le détachement" pour "un nouvel attachement ou rattachement". Rappelant qu’il faudrait pour cela dépasser mythes (comme celui de l’autochtonie) et idéologie (sortir du "Volkgeist", l’esprit du peuple, par exemple), l'auteur redit son inquiétude, son pessimisme.   

Michel Deguy n’abandonne cependant pas facilement la réflexion philosophique, point d’appui central de l’essai, s’autorisant même - le lecteur en est quelque peu décontenancé - des allers-retours, des répétitions. Gageons qu’il s’agisse là d’un souci d’efficacité pédagogique. 

Par exemple, l’auteur insiste : nous devons garder à l’esprit, parmi les grandes mutations de notre époque, que le langage, et par là, le logos, d’abord appauvri (l’auteur évoque le rôle néfaste de la publicité), est remplacé par l’image, si bien que finalement, on observe une disparition du "dia-legeïn" (dialogue et dialectique) - "tout est devenu a-dialogal" - et de la réflexion philosophique, et ainsi une neutralisation de l’écologie qui "est [elle-même] une « logie »". Ainsi les humains « maîtres et possesseurs de la Nature » (Descartes) "consommateurs  de la terre ne permettent plus à l’autre grandeur, celle du monde […] de s’ouvrir." 

Pour Michel Deguy, l’écologie est une "vision" voisine ("affine à") de la poésie. Elle se veut fidèle à cette "grandeur", définie comme "l’attachement soigneux des humains, à l’art, à la philosophie et à la poésie"...

La poésie comme grande médiatrice de l’écologie !

David Dielen 

Michel Deguy, Écologiques, Hermann éditeurs, « Le Bel Aujourd’hui », 2012, 260 pages. 


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