ESSAI - Pour une éco-poésie du souffle : Marielle Macé : "Respire"

À mon père, ancien ouvrier métallurgiste, souffrant d'une fibrose pulmonaire idiopathique et incurable,  

Marielle Macé a choisi pour son essai un titre sans détour comme si le lecteur était d'emblée confronté à une urgence vitale. Il est aussi simple à comprendre qu'un pictogramme indiquant la façon d'utiliser un défibrillateur et l'invitation (l’incitation même) qu’il nous adresse – « Respire » - tend au même effet : un retour à la vie, à un niveau d'oxygène suffisant, en même temps qu'un retour à un environnement respirable et donc habitable. L'on songe alors, nostalgique, à la chanson du groupe Mickey 3D qui, déjà, à la fin des années 90, nous enjoignait dans un esprit fraternel à faire de même. Sobre donc, le titre de l'essai est pourtant riche d'enseignements. S'il échappe à toute extension grammaticale ("Il faut que tu respires"), c'est que l'autrice est moins tentée par la forme de l'impératif que par le jeu de la confusion des personnes désignées ("je", "on" ?), laissant au lecteur le soin de choisir : se l'approprier activement ou, plus subtilement, le dire non à la voix passive mais "à la voix moyenne", puisque nous sommes à la fois agent et patient dans l'action même de respirer. Par ailleurs, l'absence de ponctuation, en particulier du point d'exclamation, qui aurait ajouté maladroitement autorité au titre, semble être un indice de la douce et belle ambition du livre : le respect en même temps que l'accomplissement renouvelé, réapproprié d'un mouvement ("une animation de l'être" plutôt qu'une action, défend l'autrice) que nous aurions oublié, délaissé, dévalorisé même. Avec Respire, nous entrons moins en rééducation que nous ne devenons "respirants" (Charles Pennequin). Il s'agirait alors in fine d'enchanter le monde, ou, pour évoquer un autre impératif cher aux éco-poètes – celui de l'allemand Hölderlin – d'"habiter poétiquement le monde". 

Le tour de force de Marielle Macé est de réussir à embarquer le lecteur dans cette quête commune d'un idéal juste et vital en conscientisant chez lui (en même temps que chez elle) sa respiration, sans qu'aucun des deux ne cède à la panique en constatant qu'il manque de souffle et, qu'inéluctablement, si l'on songe à la citation de Ludovic Janvier placée en exergue du livre, il "[s']asphyxie". Pourtant, juge l'autrice qui a tracé les grandes lignes de son livre durant le confinement, rien, en apparence, ne semble nous prémunir de ce risque d'étouffement généralisé, dans un monde presque entièrement "intoxiqué", où l'atmosphère est justement "irrespirable". Alors, que faire dans cette situation mortifère ? 

Marielle Macé souscrit d'abord, avec force et colère, à "nos grands besoins d'air", faisant un usage métaphorique de ce mot qui recouvre ici toutes les grandes et légitimes aspirations de nos sociétés contemporaines, de la cause environnementale au droit social. Le lecteur notera l'usage du pluriel comme signe d'une nécessaire adhésion collective à cette ambition formulée au départ, si simplement, au singulier. Ainsi Marielle Macé est-elle de celles et ceux qui pensent le monde en commun ou – pour reprendre l'intitulé des rencontres de la Maison des Écrivains et de la Littérature (MEL) à Paris au mois d'octobre de cette année – réfléchissent à l'idée de "faire commun". Car la respiration est belle est bien une affaire de mouvement et, plus encore, de mouvement collectif. En ce sens, l'autrice tentera une réappropriation du mot "conspiration", malgré tout ce que cela implique de confusion sémantique qu'elle prendra bien soin, au passage, de dissiper. 

En exposant d'abord, et de façon remarquablement illustrée par une « saturation » d'exemples variés, ce qui relève de "l'irrespirable", Marielle Macé conduit le lecteur a partagé son indignation, d'autant que "l'irrespirable" est presque toujours la conséquence d'une injustice, d'une anormalité voire d'une anomalie identifiée dans nos sociétés et causée par elles. 

En ce sens, penser "l'irrespirable", c'est réfléchir à notre "nouvelle condition respiratoire". Celle-ci, largement dégradée au fil des siècles, résonne avec la condition ouvrière et le développement de l'industrie, ainsi que tout ce qui nous lie à elle dans nos vies (pratiques sociales et consommation) ; elle est dépendante des conditions atmosphériques, liées au changement climatique, aux émissions de gaz et de particules toxiques en tous genres. Surtout, et plus insidieusement, elle s'est détériorée par les choix politiques et économiques collectifs que les hommes ont faits en matière de développement, de modernisation et d'ingénierie. L'autrice ne manque pas d'exemples, pris dans bien des domaines et à des dates différentes, pour l'illustrer et prendre la mesure d'un mal chronique, devenu un danger permanent où l'homme est lui-même compromis. Un signe est, semble-t-il, commun à tous ces malheurs : "le déni", pour ne pas dire la négation "[du] milieu naturel". 

Marielle Macé, qui cite régulièrement et à bon escient les poètes classiques (Henri Michaux, Baudelaire, Rilke, Goethe...) mais aussi contemporains (Aurélie Foglia, Ludovic Janvier, Andrea Zanzotto, Jacques Roubaud...), et qui décrit ce que son imagination lui révèle – peut-être grâce à eux - (la "conscience d'une atmosphère épaissie"),  ne renonce pas à la dimension polémique de son propos : "il ne faudrait pas en avoir une conception apolitique, un peu trop fascinée, aveugle à la distribution très inégale des contaminations." Car traiter de notre "condition respiratoire", c'est aller au coeur des inégalités les plus inadmissibles, celles liées au travail, au lieu de résidence, à l'âge, aux épidémies, en même temps que sur le front de l'intolérance et du racisme, contre lesquels devrait s'opposer – quelle formule magnifique inspirée, en partie, du grand Gaston Bachelard – "une véritable substance de courage, versée dans le corps écoutant ou lisant, pour une transfusion très concrète de souffle et d'espérance." 

Sans doute Marielle Macé voit-elle dans le combat à mener pour une « bonne et idéale » respiration l'espoir d'une « communion » entre tous, là où la participation de tous les humains, et plus encore de tout le monde vivant – êtres, éléments naturels et leurs "exsurgences" –, est un état de fait incontestable et toujours inaccompli : "Chacun prend le monde et le rend, mord dans l'air et le recrache, dans une sorte de compost atmosphérique." 

L'on comprend alors l'importance de faire émerger une "écologie du souffle" vigilante à l'apparition de déséquilibres et de dangereuses "vulnérabilités" dans ce fonctionnement complexe des choses et des êtres, dans cette mutualisation du souffle, que l'autrice justifie par la déclinaison de précieuses prépositions ("vivre de", "vivre pour", "vivre à travers", "vivre parmi"). 

Marielle Macé ne résiste pas à l'appel de la rêverie poétique qui ponctue régulièrement le déroulement de sa pensée vive et engagée. Et l'on songe avec émotion à tout ce qu'impliquent, jusque dans la frontière avec la mort que le souffle ranimé peut éconduire, et dans l'espérance que l'autrice met en avant plus tôt, l'évocation assumée, dans le fait de respirer, du divin et du "partage de l'âme" ("le divin à même le corps, un dieu inoubliable qui vous prend et vous libère quinze fois par minute."), ainsi que l'association de l'air à "une muse". 

C'est pourquoi le lecteur devrait partager avec enthousiasme ce vœu de faire des êtres humains des "respirants" et ainsi des "contributeurs" du vivant, de la beauté des paysages et d'une parole commune, pacifiée. À cela, une seule contrainte, mais impérieuse, celle d'un "consentement à la respiration", sans cesse renouvelée, revivifiée, de tout le corps, et peut-être, devrait-on ajouter, de tout notre « saint » esprit fraternel. 

David Dielen 

Marielle Macé, Respire, Verdier, 2023, 115 pages.


Tous droits réservés ©