RECUEIL - Faire vœu de ferveur : Mélanie Leblanc, "Encrer l'invisible"

Le jaune solaire de la page de couverture va parfaitement à Mélanie Leblanc, dont on connait l'élan joyeux et l'éblouissante vitalité de son œuvre, souvent, et à juste titre, mise en lumière.

"Encrer l'invisible" nous dit déjà presque tout de ce qui anime la poétesse dans l'écriture. Ce verbe à l’infinitif n’est pas anodin car il introduit d'emblée une action, un mouvement, un « faire poétique » (poïésis). Celui-ci désigne à la fois l'acte, ou plutôt le geste d'écrire lui-même par son matériau et sa matière (« encrer ») et, par l'homonymie des syllabes, la tentative de fixer une pensée, une émotion, une trouvaille dans la forme ou dans la langue, pour enraciner peut-être toujours plus profondément la poésie dans le cœur de nos existences.

Il reste à rendre sensible et saisissable au lecteur la poéticité des choses les plus évanescentes, les plus difficilement discernables aussi ("l'invisible") et les plus fugitives. C'est ce à quoi la poétesse s'emploie en tentant de les capter, de les retenir, même un court instant, et de les inscrire simplement, pour nous qui sommes joyeusement embarqués, sur la page.

On pressent que l'activité poétique de Mélanie Leblanc est vitale, quasi incessante et qu'elle s'inscrit pleinement ("Je me sais traversé / Je me sais habité" emprunte-t-elle à Guillevic) dans ce « faire » tourné vers les autres et le monde - un faire commun ("ensemble nous / on va") - qui observe, qui rend compte, qui découvre, qui expérimente, qui multiplie, qui recherche, qui trouve, qui célèbre, qui accueille, qui "en appelle", qui "entend", "sen[t]" et "voi[t]"... En un mot, « un faire » qui est aussi un « oser » dont l'inventivité, sans cesse renouvelée, offre, comme l'envol et les murmurations d'un groupe d'oiseaux, dessiné dans la perspective d'une grande vitre fermée, la parfaite illusion d'une liberté retrouvée et d'une confiance affermie en la vie : "ça va la vie on va".

La première partie du recueil dessine une double ambition émancipatrice, à laquelle Mélanie Leblanc souscrit pleinement. La première est la volonté de se libérer de tout carcan ("je coupe"), des certitudes qui nous habitent et des blocages qui nous renferment ("risquer l'envers de soi"), mais également des formes les plus académiques de la poésie, osant ainsi d'autres tentatives, collaboratives, ludiques ("ma main dans la leur" et "nous relier") et artisanales : "écrire / c'est tisser repriser filer broder / retrouver l'aiguille à coudre [...]". 

La deuxième ambition est celle de la curiosité, et du désir permanent d'apprendre ("enseigne-moi") pour réussir à "écrire" justement, selon un triptyque à la visée programmatique : "écrire comme on tisse" / "écrire comme on fleurit" / "écrire comme on joue". Elle est aussi l'expression d'un désir de liberté visible chez l'autrice à son souffle dont on sent la force, la clairvoyance ("se laisser / traverser / pour / exister") et le mouvement continu et maitrisé, mêlé aux mots et au texte qui se construit. Voici le lecteur presque « coaché », s'adonnant aux mêmes mouvements, aux mêmes exercices de souffle, attentif aux signes de son corps – dont on sait toute l'importance en poésie –, et reconnaissant à la poétesse de ce qu'elle partage de sérénité et de générosité vis-à-vis du monde vivant qui l'entoure. C’est à cette nature (flore, faune et éléments inventoriés) à laquelle elle est intrinsèquement liée qu’elle doit toutes ses sagesses, et peut-être ses plus précieuses richesses : l'amour ouvert sur le monde qui sollicite tous les sens, l'écriture bien sûr, et plus généralement la vie elle-même. S'adressant aux abeilles, elle rappelle ainsi : "Albert l'a dit / sans vous ni fleurs / ni fruits ni vie".

Le lecteur est entièrement conquis par la ferveur communicative de Mélanie Leblanc, pour ne pas dire sa foi en la vie, associée à tout ce qu'elle perçoit d'extraordinaire dans l'alchimie du monde qu'elle ne cesse, de pages en pages, de célébrer, quand bien même celui-ci venait à disparaitre : "et quand la terre sera enfin vide / nous dormirons / paisibles".

David Dielen

Mélanie Leblanc, Encrer l'invisible, Le Castor Astral, Collection « Poche / Poésie », 2023, 162 pages. 


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