RECUEIL - La poésie depuis les profondeurs : Anne Guerber, "Comme un feu sous la mer"

Si les mers recouvrent une grande partie de notre planète bleue, l'image du titre, celle d'un "feu" susceptible de la faire entrer en ébullition, voire de la menacer de déflagration, n'est pas des plus rassurantes. Seulement, en l'absence de comparé, le "feu", proche de la flamme, peut tout aussi bien designer l'éclat, la chaleur vive, ardente ou passionnée de tout ce que la poétesse juge essentiel, qui l'anime et qu'elle synthétise en une phrase d'introduction : "Je dédie ce recueil à tout ce qui est vulnérable et fragile, qui nous émeut et nous fait exister." 

La dédicace d'Anne Guerber nous renseigne sur sa poésie, éclectique, fine et fouillée, soucieuse de fixer le "fragile", c'est-à-dire le faillible (jusque dans l'image des failles géologiques de la croûte terrestre), le délicat et le fugitif, que le poète, à l'image de ce que défendait Philippe Jaccottet, doit tenter de fixer avant qu'il ne disparaisse. 

Les paysages naturels, dans lesquels la poétesse entre - par effraction parfois reconnaît-elle ("sans avoir prévenu") -, ou qu'elle observe à respectueuse distance, rendent possible l'expérience émotive et existentielle qu'elle appelle de ses vœux : c'est par exemple la rencontre émouvante d'une biche "frémissante", l'attention portée au chant d'un "oiseau invisible" à qui l'on attribue des bienfaits extraordinaires ("sa machine de jouvence"). Les choses dites et mises en scène sont essentielles au point de leur conférer la valeur de mythe, en témoigne la comparaison avec les nymphes, reprise plusieurs fois ; ou de fable lorsque l'animal lui-même, par son comportement, nous éclaire sur la marche du monde ("Le héron et le temps", "Le rouge-gorge philosophe", "L'écureuil panache"). 

La poétesse reprend toute une variété de genres et de styles quelque peu déroutante mais d'une grande richesse. Au mitan du recueil, le poème "Les mots disent" témoigne en ce sens du travail érudit et d'exploration d'Anne Guerber. Il revêt, pour notre plus grand plaisir, une tonalité romantique où le "je" s'affirme dans une nature propice à rappeler, non sans nostalgie, les moments passés : "Comme lorsque tu courrais, ondine, / Remontant de ton pied menu / Les berges éboulées de notre enfance." 

D'autres fois, la forme est plus libre et ainsi découvre-t-on, à la manière d'un Prévert, une recherche de l'image insolite et amusante, allégeant ainsi l'ensemble, en accordant au jeu une place singulière. Par exemple, la poétesse s'amuse volontiers d'un "vers de terre assez considérable" traversant la chaussée. La référence à l'enfance ("L'enfant magicien"), les jeux de répétitions et les anaphores, les poèmes aphoristiques relèvent également de cette même logique. Anne Guerber confère à ces textes là, où le lexique recherché et trivial se côtoient, la valeur de contes ou de comptines dans lesquels le fabuleux rend la nature décrite encore plus vivante et touchante. 

Un ensemble remarquable, placé en dernière partie du recueil et intitulé "Outre-terre", plonge le lecteur dans un autre registre plus sombre où domine une émouvante gravité. La poétesse questionne le sens de la vie, en déconstruit les schémas préconçus ("Comme si vivre"), et juge sévèrement les hommes, "devenus des bêtes". Là, s'élabore l'image filée d'une métamorphose vitale, décrite jusque dans les substances et la matière : "J'entre dans un paysage / Qui me façonne". De cette transformation, il en ressort une sorte de fondamentalisme poétique (la "poésie première") - au sens positif du terme - à la conquête des grandes vérités de ce monde. 

À travers une admirable évocation des roches et de l'activité de la croûte terrestre ("Mais bientôt, de la roche impériale / Surgit / Le rêve"), on se demande finalement si ce n'est pas la poésie elle-même qui jaillit des "entrailles / Béantes" de la Terre, comme le feu d'un volcan. 

David Dielen

Anne Guerber, Comme un feu sous la mer, Éditions Illador, « Les cahiers », 2017, 90 pages.

 

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