RECUEIL - La vie au long cours : Paul-Henry Vincent, "Coule de source"

À l'encontre de Gaston Bachelard pour qui la rêverie poétique s'inscrivait dans les profondeurs plus que dans l'infini du cours d'eau qu'il imaginait contempler depuis le fond d'un vallon de sa Champagne natale, c'est peut-être moins la matière que l'étendue qui est traitée dans l'ensemble du recueil de Paul-Henry Vincent.

Et pourtant, Coule de source surprend par ce qu'il contient de richesses cachées, de motifs singuliers et, précisément, de profondeur. Il dépasse la seule apparence des eaux claires de surface, cherchant là où les mouvements, les courants et les mélanges se font, mais aussi là où le poète peut quérir les parties les plus intérieures, les plus difficiles à pénétrer, ce qui, chez l'homme, s'apparente aux profondeurs de la conscience, de l'esprit ou de l'être, démêlant le fil, le cours de ce que l'on nomme généralement l'identité.

"Coule de source" est ainsi une expression volontairement trompeuse car, en réalité, pour le philosophe comme pour le poète, rien n'est moins évident et limpide que l'eau d'un fleuve ou d'une rivière filant naturellement jusqu'à un ailleurs plus vaste et lointain.   Tout commence à la source, décrite, de façon très charnelle, comme l'origine du monde : une "fente" à "l'écartement généreux" d'où jaillit une eau vive ("un filet furieux") et dont le mouvement naturel ne s'interrompra plus. Le corps rocho-maternel de la source, à la fois "obscur" et "invisible", est difficile à discerner. C'est peut-être qu'il n'y a rien à chercher de ce côté-là. En témoigne le vers de René Char mis en exergue du recueil, extrait des Feuillets d'Hypnos : "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament".

Il faut plutôt se concentrer sur le jaillissement de cet "élan", de cette "giclée" vitale, constamment renouvelée, et de sa route – c'est tout le programme du recueil qui est annoncé – "de la source au trépas".

La dimension géomorphologique du récit poétique s’impose d'emblée au lecteur. Celui-ci est séduit par l'audace lexicale du poète : la source est bel et bien un "ventre minéral", une "obscure étroitesse" d'où jaillit l'eau qui, travaillant déjà la matière, s'étire dans l'étendue, dessinant la route principale de tout un bassin hydrographique qui constituera l'évocation principale de l'auteur devenu poète-hydrologue.

Le territoire de cette exploration est bien réel et identifié : la source, celle de deux torrents formant la Dordogne, se situe sur "les flancs du Sancy", un des sommets volcaniques les plus spectaculaires des Monts d'or. Plus loin, la Dordogne, toujours victorieuse aux confluences, toujours plus chargée, croit inexorablement. Le poète en souligne l'espace, le relief, mais aussi les résonances multiples ("rumeur", "bouillonnement", "grincement", "fracas"...) et le calme serpenté qui suit, jusqu'à l'échange ultime avec la Garonne et les espaces sans rives, au-delà de l'estuaire de la Gironde. Nous conviant à nous questionner au miroir des flots, le poète recourt à un procédé parfois risqué, mais maîtrisé ici : la projection anthropomorphique. C'est ainsi que tout écoulement d'eau personnifié se confond avec nos chemins parcourus, le cours de nos existences où les peurs ("trouille au ventre") et les désirs ("impossible de résister") sont liés. C'est du déroulement de la vie même dont il est question et de ce qu'elle fait de nous. Le "moi" est cependant complété judicieusement par le "ça", cette chose que voilà, en mouvement permanent, "indiscernable", évanescente mais finalement à portée de la poésie, dont l’une des précieuses fonctions est l'exploration et l'évocation de l'insondable et de l'indéfinissable.

La répétition du pronom de la première personne ("moi") est moins l'expression d'un repli narcissique que d'une ouverture à une forme particulière d'altérité, celle qui se trouve en chaque être et dont il serait bien difficile, à première vue, d'avoir conscience puisqu'elle est confondue avec nous-mêmes. La prouesse du poète est de réussir, dans certains passages, à nous en faire entendre les plus beaux échos, dans une variation musicale qui fait honneur à la maison d'éditions Musimot : "cet autre moi / venu s'adjoindre / à moi / s'intime en moi". 

Il en ressort que l’homme grandit et s’épanouit, comme le cours d’eau, et surtout – c'est un fondement même de l'écopoétique – que nous sommes entièrement liés, ou presque, à ce qui nous entoure, à ce qui, proche ou lointain, nous relie au reste du vivant, en témoigne ces deux vers sublimes : "si peu de soi / tout seul existe".

David Dielen 

Paul-Henry Vincent, Coule de source, Éditions Musimot, 2023, 49 pages.


Tous droits réservés ©