RECUEIL - Pour une « biocosmopoétique » du monde : Cécile A. Holdban, "Osselets"

Faudrait-il imaginer, sur le modèle du jeu remontant à l'Antiquité, que le lecteur est soumis à un défi d'adresse consistant à suspendre sa lecture d’un poème pour en saisir un autre, puis deux, puis trois, faisant alternativement s’entrechoquer et s’envoler les mots jusqu'à refermer définitivement le recueil ? Qu'atteindrait-il alors d'insaisissable immédiatement ? Ou s'agirait-il de voir dans le terme "osselets", magnifiquement choisi par Cécile A. Holdban, une dimension figurée, celle de petits éléments, comme de petits os, éclairants toutefois, et jouant, entre les différentes et nombreuses évocations qui constituent ce livre, un rôle charnière à la manière de l'astragale du mouton, de la chèvre ou du bœuf ? Faudrait-il y voir enfin, en songeant aux trois os de l'oreille nommés ainsi, un appel à une écoute attentive, sensible, et à la prise en compte d'une parole vibrante, celle de la poétesse ? Par la richesse de ses illustrations autant que par la force de ses textes, à la fois dentelles et matières à la fois limpides et résistantes, celle-ci nous invite à nous réapproprier la nature environnante d'un monde qui nous reste souvent méconnu. 

Cécile A. Holdban a divisé l'ensemble du recueil en dix sections, elles-mêmes découpées en courts textes aphoristiques ouverts, sans ponctuation, que le lecteur pourrait imaginer comme des osselets jetés à la verticale, dans un mouvement d'aller-retour, le premier entraînant un autre puis le suivant, et ainsi de suite, tel que le suggère l'ensemble "Minos" dans lequel "le labyrinthe" mène à "la pensée", puis "la pensée" au "chemin", et le "chemin" de nouveau à la pensée. Ce mouvement d'écoulement en même temps que de « découlement » d'une idée ou d'une évocation vers une autre est notable dans tout le reste du recueil ; et c'est assez jouissif, avouons-le, de suivre la pensée vagabonde de la poétesse. C'est le cas par exemple dans "Nuagier" (quel joli mot !) où s'ajoute, de surcroît, l'idée d'un liant entre les parties, le mot "nuage" étant répété et traité dans toute sa complexité sémantique et symbolique, jusqu'à en déconstruire les images les plus courantes. C'est par ce mécanisme d'ailleurs, où s'entremêlent le son, le sens et l'émotion, qu'émerge la poésie : "les nuages, nés au fond d'un abîme / montent en nous / tout au long de notre vie". 

Au fur et à mesure que le lecteur progresse dans le recueil, il est convaincu que ces mots qui s'élèvent puis tombent comme une sentence ne l'enferment néanmoins dans aucune vérité révélée. Ils nous invitent, au contraire, à effectuer un pas de côté, à nous décentrer même complètement et à observer pour eux-mêmes les phénomènes qui se manifestent dans la nature et dans le monde. Ainsi, dans "Échelle", la poétesse constate : "La foudre, en tombant, / ne se mesure qu'à elle-même" ; elle révèle aussi des nuances magnifiques, et vitales peut-être, de couleurs et de lumière : "S'il n'y avait qu'un seul bleu possible / le sommeil n'existerait pas". 

Dans cet ensemble que l'on serait tenté à première vue de qualifier de néo-romantique, par les sujets qu'il traite successivement (la mélancolie, le temps, la nature dans toute sa diversité végétale, animale et minérale...), Cécile A. Holdban ne sombre heureusement pas dans l'épanchement des sentiments. Son approche, transcendantale, ne manquerait pas de plaire au regretté Kenneth White, qui soulignerait sans doute, pour reprendre un de ses termes, la dimension « biocosmopoétique » du recueil. Aussi les évocations se construisent-elles parfois dans un triptyque mêlant un élément biologique, une composante physique et une impression ou une image poétique originale qui recouvre le tout, et à laquelle on goûte comme une de ces choses savoureuses que l’on voudrait garder en bouche. À l’exemple de ce que l’on peut découvrir dans « Larmier » : "Les larmes sont salées / pour couler vers la mer / plus vite que les rivières", et plus loin : "Les larmes empêchent la lumière / de sombrer tout à fait / dans le gouffre de l’œil". 

Osselets ne manque pas de nous surprendre, si bien que lorsque nous croyons avoir saisi toutes les dimensions de l'écriture de Cécile A. Holdban, on découvre encore des ouvertures, des passages inattendus, au sein desquels se déploie un imaginaire presque surréaliste. On est alors séduit par cette description du monde dont il nous est offert d'en découvrir les "contours", le "nuancier", "l'horizon", "la lumière", "l'écume"... songeant qu’il est celui d’une poétesse, mais aussi d'une peintre et d'une illustratrice de grand talent. 

David Dielen 

Cécile A. Holdban, Osselets, Le Cadran ligné, 2023, 44 pages. 


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