RECUEIL - Un cri dans les dunes : Nelly Froissart, "Du sable à la mer"

La page de couverture du premier recueil de Nelly Froissart offre déjà largement matière à penser. Le titre, d'abord, promet d'accorder aux éléments naturels une place singulière, à la fois sensible et symbolique. Le sable, en tête, par sa nature minérale et sédimentaire, est conservateur ou, au contraire, destructeur du temps. Par son caractère mouvant et l'immensité de son étendue, lorsque l'on songe aux mers de sables que sont les dunes, il recouvre tout, ne laissant aucune chance à la nature animale et végétale, c'est-à-dire à la vie, de se déployer abondamment et de manière pérenne. Le sable revêt une dimension d'hostilité certaine. 

L'eau que l'on peut envisager ici dans sa rareté, en référence aux étendues arides de sable, est également traitée dans sa dimension totalisante, c'est-à-dire lorsqu'elle recouvre la totalité du milieu qu'elle désigne, en l'occurrence ici la mer. Symboliquement, il est tentant d'associer celle-ci à une échappée émancipatrice (prendre la mer, le large) mais ce serait omettre le danger qui l'accompagne souvent (la tempête) et la voie tragique qu'elle constitue parfois dans l'exil, dans le départ forcé, paniqué, risqué, vers l'inconnu. 

L'illustration de Baptiste Carluy, un judicieux collage d'éléments disparates, éclaire bien l'enjeu du recueil. Elle est constituée de deux éléments imbriqués : une coque de bateau (une charpente inversée) et une jarre contenant de l'eau bleue marine. La profondeur de celle-ci est à la fois étendue de sable dans laquelle les êtres vivants restent prisonniers (peut-être fossilisés) et soute immergée et sombre du bateau, que seule la poétesse peut sonder, et dont l'ambition serait, par un travail subtil et épuré d'évocations et d'images singulières, de nous en montrer le caractère éminemment poétique. Si l'on est familier du travail de l'illustrateur, on placera le collage dans la lignée de ceux réalisés pour son exposition Passager, dans laquelle il met en scène les pérégrinations fantasques et solitaires d'un marin original et loufoque. L'on risque néanmoins de suggérer une tonalité bien différente de celle choisie par Nelly Froissart. 

En effet, la poétesse propose de suivre le périple tragique d'un homme, un militaire, confronté à l'horreur de la guerre et à l'angoisse de l'errance. Le "nous" introductif du recueil le place au coeur d'une aventure collective : un débarquement par la mer dans un lieu dont l'ancrage géographique reste flou, à l'inverse de la nature qu'il abrite (une "étendue brute, "le rebord chaud"), dont on sait, depuis les romantiques, qu'elle est la plus sûre médiatrice des sentiments humains. 

Ainsi, dès la page suivante, c'est le "je" lyrique du narrateur-poète qui s'exprime et qui se prolonge dans un long discours mémorable, mêlant la plainte et la révolte, la mélancolie et l'espoir éclairé. Il est bon et réconfortant de penser que cette parole poétique, à l'opposé de l'épopée glorifiante, recherche plutôt l'épure et résonne comme un cri de souffrance et d'amour. 

Du reste, il ne paraîtrait pas inconcevable au lecteur de renoncer à l'expérience réel du jeune homme, telle que la quatrième de couverture l'indique, et d'imaginer au contraire un voyage fantasmagorique ; car en l'absence (ou presque) d'indication lexicale et grammaticale sur le genre du narrateur, on serait séduit par l'idée qu'il puisse s'agir d'une femme, s'imaginant seule dans un groupe d'hommes et quêtant parmi eux les traces, mêmes infimes, de celui disparu, dont elle a gardé les lettres, qu'elle place "sur son sein" et au coeur même de son long discours. 

Ainsi, l'évocation des combats résonnerait-elle peut-être de manière plus émouvante, en particulier les déflagrations que produit l'explosion des obus, où les corps déchirés le semblent soit par le souffle et les éclats, soit par la perte et l'absence de l'être cher : "sur ta peau / sur mes lèvres / sur nos fronts égarés". 

Attaché à cette hypothétique figure féminine, le lecteur serait également plus à même de goûter à la dimension onirique du recueil, si délicatement développée par la poétesse qui nous plonge au coeur des songes du narrateur-trice ("je dors / sur un sol errant [...] je rêve / bourgeons bulles os"), dans lesquels foisonnent les images d'une nature où l'eau et le sable restent prégnants ("j'ai / du sable et du vent / la silhouette / prise"). 

Quoi qu'il en soit, la route du soldat se poursuit en cauchemar, "sous [s]es paupières", où les exactions des hommes détruisent la nature, la transfigure : passés les"pétrels" volant dans "le bleu du ciel", on découvre, halluciné, un "olivier" décapité, les corps décharnés, dans lesquels les éléments naturels s'engouffrent, vivants, mouvants, vengeurs : "le ventre ouvert" est "gorgé de cailloux", une plaie "pleut du sable / crie du vent". 

Comment expliquer alors que la nature, révélatrice habituellement de la mémoire des hommes et de leurs sentiments les plus intimes, reste silencieuse ("j'entends la forêt taire / tout / ce qu'il reste de toi"), et pire encore, qu'elle soit tentée de se passer de nous ("c'est la mer filant sans toi") ? 

Le narrateur-poète conclut dans un réquisitoire lumineux et émouvant, adressé à tous les hommes : "on a versé / sur la terre / une parole émise dans le sang / une creusée rauque / et lente / de cris poussés vers la mer." L'on peut songer alors à la commandante du roman Ultramarins de Mariette Navarro (dont le nom est cité dans les remerciements adressés par Nelly Froissart), dans lequel le lecteur s'interroge sur la destination finale de son cargo de marchandises. Celui-ci se demandera ici également où ces "cris" dériveront, et, puisqu'ils sont de détresse et d'amour, s'il n'est pas du rôle du poète de nous les faire entendre ; car les voix les plus sensibles et les plus poétiques sont toujours celles des sacrifiés. 

David Dielen 

Nelly Froissart, Du sable à la mer, Les éditions Sans escale, 2023, 76 pages.


Tous droits réservés ©