ESSAI - Voix et voie de l'« écopoéthique » : Jean-Claude Pinson : "Vita poetica"

"Je passe [...] le plus clair de mon temps dans la pièce qui me sert de bureau, au milieu des livres." Jean-Claude Pinson n'est pas un penseur comme les autres, et puisque l'on doit réinventer notre manière d'être vivant et d'être au monde à l'aune du défi écologique auquel l'humanité est confrontée, il est heureux, sans nul doute, que nous tendions l'oreille à ce que nous souffle cet écrivain juste de voix, déchiffreur et défricheur inépuisable des pistes empruntées par les hommes au cours du temps. S'il ne tient pas aux grands titres pompeux de poète et de philosophe qu'on lui confère, c'est par modestie sûrement, mais aussi parce qu'ils apparaissent à ses yeux lourds à porter et, paradoxalement, en un sens réducteurs. 

Car Jean-Claude Pinson, intranquille et ne cédant pas à l'"acosmie", c'est-à-dire au refus du monde, malgré les tempêtes, les désillusions et les épreuves parfois cruelles de la vie, pense en épistémophile sensible, désireux d'explorer l'inexploré des mots, des concepts, des idées et des expériences – même celles ordinaires et minimes vécues depuis la lucarne de son bureau par exemple, qu'il juge les plus fertiles et les plus à même d'éclairer notre monde et de guider le fil oscillant de nos existences. Ses réflexions se nourrissent du souvenir d'images pastorales anciennes – celui d'un troupeau de moutons dans l'arrière-pays de Menton ou de brebis au Portugal sur la rive d'un cours d'eau – ainsi que du "vif sentiment" présent, chevillé au corps, du lien originel et imprescriptible qui le relie, et avec lui l'humanité tout entière, à la nature.

Jean-Claude Pinson va chercher loin, dans le fonds des langues mortes, le programme, si ce n’est l'impératif, de toute une vie, ce séjour (ethos) terrestre à chacun donné d’habiter : Vita poetica. Il y a dans la locution latine quelque chose de total, de final qui ferait songer – ce n'est pourtant pas l'intention de l'auteur – à une encyclique laïque, adressée aux fidèles, c'est-à-dire ici à tous les vivants pris dans ce même mouvement qui est aussi un élan vital, un « faire » (poïésis) plus qu'un « agir » (praxis), associé au poète romantique allemand Hölderlin qui nous invitait déjà à « habiter poétiquement le monde ». Jean-Claude Pinson considère cette expression non comme un commandement, mais comme une formule poétique clef, vertigineuse par la dualité qu'elle sous-tend, à savoir un nouvel horizon souhaitable, après les promesses émancipatrices du marxisme auquel il a cru et pour lesquelles il a milité jusqu'en 1980, et l'impérieuse nécessité d'un changement radical de notre façon d'être humain – un nouvel humanisme en somme – face au danger d'extinction qui nous menace.

Aussi l'essai s'évertue-t-il à nous guider au long de ce chemin, entrecoupé de pauses biographiques éclairantes (et parfois émouvantes, dois-je dire), par la mise en lumière de réflexions et de concepts très riches, en particulier ceux d'"écopoéthique" et de "pacte pastoral", que Jean-Claude Pinson a patiemment élaborés dans le cours de ses précédents essais.

À leur source réside la conviction, appuyée sur l'analyse d'œuvres poétiques précises (en particulier celles de Nerval et de Mallarmé), que la poésie, sans pour autant renoncer à être "objet de plaisir", sans être providentielle non plus, aurait une fonction pratique (et pourquoi pas également sociale) particulière, et le poème "un pouvoir" de transformer notre mode d'être dans le sens d'une vita poetica. Autrement dit, si Jean-Claude Pinson ne croit pas que la poésie sauvera la Terre, il reconnaît en elle, à travers sa langue particulière, la place d'intercesseur qu'elle peut occuper vis-à-vis de la nature – la poésie, comme grande médiatrice de la nature et de l'écologie selon Michel Deguy. "[L]e poème", ajoute l’auteur plus loin, "se met à l'écoute de toutes les ondes souterraines qui témoignent d'un continuum entre la Nature (la Phisis) et la « plante humaine »" (Gracq).

Ainsi, il nous invite à mieux comprendre, dans le cadre de nos sociétés démocratiques contemporaines, la transformation, la reconfiguration même, d'un "paysage poétique" prospère dans lequel il pointe l'émergence de pratiques nouvelles, ancrées sur le terrain, orales, performeuses et festives – qu'il regroupe sous le terme de "poétariat" – , aux côtés de celles plus traditionnelles, théoriques, écrites et textuelles, que le poète allemand du XVIIIe siècle Schiller nomme "sentimentale", au sens de réflexive, par opposition à une poésie dite "naïve", plus intuitive.

Cherchant ce qui existe entre elles de points de convergence et de fondement commun, peut-être universel, l'auteur identifie "une même source", "une même pulsion vitale [qui] les traverse, qui meut notre désir de retrouver, aussi nostalgique et fantasmé soit-il, quelque chose comme un âge d'or", celui précisément « d'une habitation poétique du monde ».

À la poésie désormais de faire entendre sa voix et de conquérir les foules. Le penseur, philosophe et poète, au-delà de son travail d'exploration, de ses réflexions et de toutes ses convictions partagées, n'a pas vocation, loin de là, à "édicter les Tables de la Loi d'une écriture qui serait « environnementale »". Jean-Claude Pinson n'écrit pas quoi penser mais comment penser. Saisi "par ce vif sentiment de la nature", il est comme une harpe éolienne qui en lui "se réveille et fait entendre sa musique". Écoutons-le. Suivons-le. Il nous fait signe sur le chemin pastoral qui mène sur la rive du cours d'eau.

David Dielen

Jean-Claude Pinson, Vita poetica, Éditions Lurlure, 2023, 232 pages.


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