Les romans d'Antoine Wauters contiennent tous, à l'image de cette évocation de l'enfance qu'est Le plus court chemin, une dimension éminemment poétique.
Le titre indique, comme quelque chose qui n'est plus à rechercher, la voie, le passage à emprunter vers ce qui a disparu. La citation de Jim Harrison, placée en exergue de l'ouvrage ("Nous sommes les lieux où nous avons été"), nous inciterait ainsi à parcourir un chemin si "court", un tel "raccourci" dans le long fil du temps, qu'avant même de l'emprunter, nous serions déjà arrivés à destination.
C'est pourquoi, peut-être, l'incipit du roman porte sur la faculté de l'imagination. Grâce à elle, nous sommes où nous avons été : "J'ai vécu jusqu'à mes dix-huit ans dans un petit village d'Ardenne où mon imagination se trouve encore" confie Antoine, le narrateur. Cette faculté, acquise précisément dans l'enfance, où il dit avoir été "envoûté" par les mots ("seule vraie présence en [lui]") est liée à une autre : "écrire". C'est ainsi qu'il justifie la création du livre et son activité littéraire, qu'il refuse, au passage, de voir comme tel ou comme une vocation : "l'écriture [...] est un pays, un lieu qui me devance et vers lequel je tends".
Les mots d'Antoine s'accompagnent d'un souffle poétique constant qui dépasse le cadre réducteur de la nostalgie. Ce souffle "fixe l'éternité" des choses les plus modestes, il est attentif aux "voix" dont il reconstitue la nature inquiète ou enjouée, froide ou chaleureuse, et l'accent, marqueur des lieux simples de l'enfance dans la campagne wallonne. Au contraire, parfois, il "poursui[t] les silences" dont il est tenté d'en prolonger les fils jusqu'à lui. Ainsi, se comparant à "un funambule" puis à "un revenant", le narrateur écrit-il contre l'oubli, désireux de dire l'indicible autant que l'invisible, dans une recherche modeste de l'épure propre aux poètes vivant "dans le silence des mots" : "Plus le temps passe, plus m'appellent les livres courts. J'aspire au moins, au peu."
Du poète, de sa sensibilité authentique auquel le lecteur s'attache, le narrateur a les qualités pures de celui qui se voit "flotter" et qui privilégie l'effacement : "Étrange de passer une vie à s'effacer" ; puis plus loin : "l'effacement à la place du reste." Cet état ne signifie pas qu'Antoine se retire du monde et qu'il refuse la vie, bien au contraire : "la vie et l'écriture n'ont jamais été aussi proches." Antoine marche au plus près des éléments ("Les racines, la boue, le calcaire et la pluie, [...] j'aime leur contact"), travaille la terre, "nourri[t] les poules"... Vivre, c'est cela, et plus encore : "J'ai peur de ne pas vivre assez."
En poète, enfin, il écrit avec la conviction assumée que tout ne reviendra pas à sa mémoire et que les fragments d'écriture qu'il compose, et qu'il décrit comme un "puzzle", un "presque rien", sont en réalité la marque la plus tangible d'une poésie épurée, retenant admirablement les fragments de son enfance retrouvée, et tentant, par moment, de ramener à elle ce qui avait filé, le fugitif.
Antoine est un personnage qui porte donc sur le passé un regard particulier. À bien des égards, il fait songer au narrateur de la Recherche du temps perdu. À la manière de la lanterne magique de Proust, sa poupée Mary est, dans la petite enfance, un premier accès à l'imaginaire. Malgré la gémellité qui le lie à son frère Charles, Antoine est un enfant à part. Sensible, "pleutre", surnommé "le Coquet" par ses oncles, il est malade : "ses bronches asphyxiées" l'affaiblissent. De plus, il a, semble-t-il, un rapport proustien au temps perdu. Ses premiers souvenirs le renvoient à tout un univers terrien, s'étendant du potager à la ferme, de son village de Chanxhe aux bords de l'Ourthe, en passant par les grandes étendues de champs et les ravines. Se comparant aux vaches qu'il observe longuement, il évoque "leur rumination triste, lente, cette façon de mâcher constamment le même morceau de temps." Ces lieux de l'enfance, à la campagne, ont la même richesse d'évocation que le Combray de la tante Léonie, sauf qu'ici ce sont plutôt les oncles qui font l'objet des plus nostalgiques évocations.
Antoine a également pour ses parents et ses grands-parents un amour inconditionnel. Leurs mémoires mêlées sont l'occasion d'une peinture lucide de ce milieu familial rural et chrétien où l'on s'aime et où l'on est économe parce que l'on est pauvre. C'est dans le souvenir de ce dénuement matériel décrit pudiquement mais de façon autoptique, qu'Antoine vit sa première "vie d'effacement".
À coup sûr, ce qui le rendrait définitivement proustien serait le sentiment qu'il éprouve de ne pas "être" tout à fait au monde : "je n'avais absolument aucune conscience d'exister". Ainsi, tente-t-il de comprendre par l'écriture, qui produit de nombreuses et de bouleversantes réminiscences, le point de bascule d'une vie tournée vers la littérature dont il semble questionner – et encore plus avec le succès – la légitimité.
Paraphrasant Philippe Jaccottet, nous serions tentés de nous adresser directement à lui, écrivant un petit mot sur le modèle de ceux que ses parents lui adressaient autrefois : « Soit rassuré Toine, l'effacement est ta façon de resplendir, et, comme tu l'espérais, un moyen d'"exister mieux."»
David Dielen
Antoine Wauters, Le plus court chemin, Verdier, 2023, 241 pages.
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