UN PAS DE CÔTÉ - Un hymne à l'amour et à la vie : Stella Nodari, "L'animal vertige"

NOTE DE SALON 

Ce printemps à Paris, au Salon de l'Autre Livre, la poétesse Stella Nodari me met en garde : je m'apprête à ouvrir, au stand de son éditeur, un recueil (le sien) qu'elle me décrit, en deux mots, comme de la poésie érotique. C'est un avertissement inattendu que je reçois à ce moment-là, et le trouble qui l'accompagne n'est pas immédiatement dissipé par la quatrième de couverture que je découvre alors dans la foulée et qui montre pourtant le dépassement de cette présentation rapide et donc nécessairement réductrice.    

Le beau titre de ce recueil, "L'animal vertige", ouvre déjà la voie à une multitude de sens et de suggestions. Il ne faudrait pas se méprendre sur le mot "animal", plutôt adjectif ici – épithète placé avant le nom – poussant le lecteur, presque trop vite, par instinct grammatical disons, à s'intéresser au terme qu'il qualifie : "vertige". Car voilà un nom dont l'usage, pourtant rebattu en poésie, peut surprendre tant la poétesse en creuse tout le champ sémantique. On l'imagine aisément, avec la force et la vitalité qui la caractérisent, comprimer les lettres dans ses mains jusqu'à ne laisser visible que le "t", fin et structurant, ligne de faille découpant le mot en deux segments miroirs. Car ce livre en impose, nous laisse - et la laisse semble-t-il - à bout de souffle. Est-ce à ce prix que naît la poésie ? 

D'abord, l'on reçoit le texte ouvrant le recueil, "dé-sacre du printemps", comme un coup de poing. L'évocation érotique promise, prévenue, adressée à un être désiré ("tes délicats affleurements") est rompue par celle, écœurante, d'un rapport subi, sans consentement, traumatisant, une réminiscence hideuse de l'enfance : "sa chose sur mes autres lèvres / amnésiques / mais aux traces mnésiques". Il se peut, se dit-on, qu'aucune jouissance à venir n'éclose, comme on l'aurait imaginé, en pleine lumière, mais qu'au contraire, elle survienne depuis une pièce sombre qui aurait pu rester à tout jamais fermée ("porte close"). Dans ce premier texte grave, l'on découvre que la parole longtemps contrainte, enfermée, rompt le silence ("motus / et bouche cousue" puis "mots tus") dans un souffle éruptif, où se mêlent cris et paroles, colères et espoirs, et d'où jaillit l’ivresse livresque de la poétesse et les nuées ardentes de ses nouveaux et inépuisables désirs : désirs de chaleur et de chair, de vie et de printemps ("rose du vent", "rose de mes lèvres sur tes paupières-pétales"). 

Le tiret qui coupe le titre des poèmes est aussi celui qui coupe la jeune femme de son père disparu, avec lequel elle entretient un lien fort : "trame ténue d'une histoire qui s'écrit sans toi, père [...] toi, parti vaincu par ces maux qui te défièrent". Cette présence-absence est le mécanisme même du recueil. Elle explique le rythme effréné des mots, le souffle haletant de la poétesse, l'urgence de dire le désir de "mettre le feu à [sa] vie". Elle est le moteur et la condition même de sa "renaissance", de sa "délivrance". Voilà qui justifie d'une certaine façon le recours à l'infinitif des verbes, soulignant son besoin de mise en mouvement et l'impérieuse nécessité de dépasser l'expression parfois mortifère du désir masculin pour explorer le sien propre. 

Aussi décide-t-elle – quel admirable coup de force ! – de "lever [s]on identité, brume d'opalescence, / sur les cendres du masculin" et de "lever le cap vers cette Stella neuve en partance". Le signe le plus évident de cette élévation est la présence de la deuxième personne du singulier, ce "tu" à qui elle s'adresse dorénavant et dont l'évocation coïncide avec ce que le lecteur pourrait concevoir comme une plongée sensorielle dans tout ce qui fait corps avec le vivant, le palpable, le dicible. Dans ces pages où le texte se densifie, on est sensible aux matières et aux parfums, aux goûts et aux couleurs. L'on suit, ligne après ligne, les mouvements et les gestes qui se multiplient : c'est un tout qui "jaillit" et remplit l'espace de la feuille si bien que le "tu" devient un "nous" lyrique merveilleux dont le lecteur enfin se délecte : "les notes mystérieuses du grand piano de nos âmes / que nous accorderons en nous rendant l'oreille / lire la même partition sur nos lèvres vermeilles / les entrouvrir à peine devant la vitre calme [...]". On en reste presque sonné… 

Au moment où les cris de jouissance et de vitalité sont le plus intensément mêlés, où s'expriment les plus "ravageuses envies / de vie", et où le lecteur est lui-même le plus en présence des corps en mouvement, reparait ce mécanisme troublant de la présence-absence qui fait basculer le texte dans la rêverie poétique : "frustrées d'absence mes hanches / privées de ton toucher doré". La longue évocation des vigoureuses étreintes charnelles qui occupe une grande partie du recueil n'est pas exempte de regrets : "toutes ces fleurs blanches de baisers qui auraient pu les recouvrir ". Et pour cause ! 

Fantaisie du langage et détresse des mots s'associent pour construire in fine la bouleversante image de "l'animal vertige" auquel le lecteur, tout étourdi, succombe, tant par son désir renouvelé de vivre que par compassion, espérant que toute peine se taise et que ne subsiste que ce besoin presque instinctif de continuer à aimer. 

David Dielen

Stella Nodari, L’animal vertige, Éditions du Petit Pavé, "Le Semainier", 2023, 75 pages.


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