UN PAS DE CÔTÉ - Tenir le cordon du deuil : Judith Chavanne, "Peut-être des lis"

À ma mère disparue il y aura bientôt un an,  

Avec Peut-être des lis, Judith Chavanne livre un récit poétique intimiste et bouleversant qui explore, en cinq actes, le long chemin de deuil qu'elle a emprunté à la suite de la disparition de sa mère. 

Le titre interpelle par l'incertitude assumée qu'il exprime. "Peut-être" est la marque du doute a priori indépassable de la poétesse quant à la présence maternelle, dorénavant mystérieuse et "étrange", située au-delà des apparences, dans un ailleurs inconnu, impalpable et invisible. Aussi s'interroge-t-elle au coeur du livre : "Car si vers toi en pensée je m'avance, est-ce / que tu as une présence / dans le souffle et le bleu du soir ?" L'adverbe "peut-être" introduirait ainsi cette tentative de rendre sensible ses entrevisions, où domine la fugacité des éléments, et dont Philippe Jaccottet – auquel l'autrice a consacré sa thèse universitaire – a tenté, dans son œuvre, de saisir les manifestations. 

Les "lis" s'attachent à traduire quant à eux l'impression de fragilité que la poétesse voudrait restituer au sortir de ce temps de deuil. Sans doute le lecteur notera-t-il d'emblée l'ambivalence qu'ils évoquent, entre leur pureté symbolique, presque immortelle, et la pâleur cadavérique du corps gisant de sa mère, « blanche comme lis », auxquels ils peuvent aussi renvoyer. Avec les jacinthes qui ornent la chambre, ces fleurs accompagnent, dans ce qu'elles contiennent encore de beauté et de vie, cette mère qui reste, pour quelques temps encore, et malgré les signes physiques annonçant sa mort imminente, un être familier. Elles sont la seule chose qui, en apparence ou faussement, donnent l'illusion, l'espoir même que la vie se prolongera un peu. Comment faire autrement ? Pouvait-elle, cette mère, refuser la vie que promettent ces lis portés par sa fille et qu'elle désirait, en toute candeur, planter "peut-être l'année prochaine ?" 

Dans un premier texte émouvant, Judith Chavanne revisite, avec inspiration et humilité, l'image pourtant éculée de l'oiseau visible sur la branche. Celle-ci répond à la nécessité déjà impérieuse de donner à sa mère devenue "vieillard" une autre apparence plus supportable et, sans doute aussi, plus communicable au lecteur qui n'aurait jamais assisté à la dégradation d'un corps n'en terminant pas de se réduire, de se défaire, de s'assécher. Plutôt que de nous plonger à brûle-pourpoint dans le gouffre de cette transformation pré-mortem, la poétesse peint une métamorphose ("C'était l'oiseau désormais [...] ton véritable portrait.") où la vie, quasi printanière et (re)naissante, est encore possible ("cet oiseau / toujours avide") et où s'entend - parce qu'elle a choisi le passereau, doté d'une syrinx (organe du chant) particulièrement développée - les premiers mots de ce qui sera incontestablement un long poème d'amour. 

L'on comprend alors la nécessité vitale de maintenir un dialogue avec celle qui s'en va, de conserver une "présence". Elle privilégie pour cela la communication directe que l'on imagine à haute voix, l'apostrophe, qu'elle explicite dans la première courte partie du recueil ("Une syllabe"), allant même jusqu'à en décortiquer l'essence grammaticale : "il me reste un pronom. [...] je te dis « tu »". Il ne s'agit toutefois pas, comme on pourrait s'y attendre, d'un cri déchirant précédant la rupture, comme si l'autrice tenait, entre ses mains, et au-dessus du précipice, le dernier fil de la vie de sa mère. Avec Judith Chavanne, on est toujours bien au-delà du lieu commun. On le dépasse parce que la poétesse est créatrice, en substance, d'un tissu particulier, un type nouveau de cordon ("une étoffe", "une enveloppe", puis plus loin, "une sorte de corde, une main courante") qui la relie à sa mère et lui assure, jusqu'à elle, un passage. C'est finalement par la poésie qui "sauvegarde une communication" (Jean Starobinski) que l'autrice prolonge la relation de dialogue et de "murmure" avec sa mère. 

En achevant la deuxième partie ("Stations"), le lecteur sera reconnaissant à la poétesse de l'avoir convié à ce qu'il est déjà convenu de nommer, dans le temps où s'étire ce dialogue, une veillée funèbre. Au cœur d'un hiver enneigé, dans les jours les plus courts de décembre, la mort se conjugue au présent (en témoigne l'anaphore "tu meurs"). Elle n'est pas encore un état mais un processus en cours, irréversible et accéléré qui s'inscrit dans un hic et nunc que seule la concernée semble avoir admis : "Tu as rejeté depuis longtemps les draps, / décidée à partir, tandis que nous, ce geste, / nous ne parvenons encore pas à l'accomplir." L'acte d'amour le plus courageux de cette mère qui sait qu'en mourant, elle "cédera" définitivement ses enfants au monde, est de s'assurer qu'ils l'admettront. Quelle admirable parole maternelle alors, inspirée sans nul doute du poème "Que la fin nous illumine" de Philippe Jaccottet (L'Ignorant), où le célèbre "effacement soit ma façon de resplendir" laisse place à la formule non moins sublime : "je ne sais d'autre voie désormais d'effacement". 

Effacement et disparition se confondant dans cette évocation hyperbolique de la mort qui relève de l'incroyance ("toi l'incroyante"), il devient difficile pour cette fille qui a accompagné sa mère malade, en renversant quelque peu les rôles, de retrouver, pour rendre plus supportable son chagrin et la solitude qui l'accompagne, le souvenir rassurant de son étreinte. À la place de cette image qui l'a définitivement quittée ("Si peu de gestes / de toi à moi dont je me souvienne...") s'écrit un "dialogue" qu'elle sublime par sa poésie : "je guette dans le monde ce qui de près / ou de loin se rapporte à celle que tu étais." 

Mais où ce dialogue mènera-t-il ? Il se pourrait bien qu'il se poursuive en pleine lumière, à l'arrivée des saisons nouvelles, débordantes de vie et favorables aux réminiscences, ou au contraire, qu'il s'interrompe dans le silence irrémédiable de celle qui a disparu et dont le souvenir de la voix même n'est plus tout à fait perceptible ou plus tout à fait sûr. La poétesse laisserait-elle alors courageusement la corde lui échapper, convaincue que la poésie naît dans ce qui se dérobe à nous et au monde, redonnant ainsi à la mort tout son mystère ?

David Dielen 

Judith Chavanne, Peut-être des lis, Le bois d'Orion, 2022, 61 pages.  


Tous droits réservés ©