Les copeaux, c’est ce qui reste et tombe lorsqu’on sculpte une forme dans le bois ou quelque autre matière. C’est ainsi que Joël Vernet nous présente ces derniers poèmes, et il en fait tout son butin, écrivant : "nous avons marché, contemplé sans relâche ; C’est un bien maigre butin, mais qu’importe". Le poète, qui vient d’obtenir le prix Robert Ganzo pour la liste impressionnante de tous ses livres, a sillonné le monde en semant derrière lui un grand nombre de ces rognures poétiques. Les cent-vingt-et-une proses poétiques tombées des jours et des heures durant trois hivers passés dans les Balkans de 2021 à 2023, Vernet les collecte, chez Fata Morgana, et les propose aux lecteurs sous le titre Copeaux du dehors.
Pour lui, l’écriture ne se dissocie pas du voyage et des pays plus ou moins lointains où il va sculpter sa solitude et son silence intérieur. Ce n’est pas le moindre des paradoxes poétiques que, pour donner forme au silence et figure à la solitude, il faille consentir qu’en chutent au sol tant de feuilles écrites. Les livres, saurons-nous les lire comme l’envers et le reste d’une quête poétique qui se tait et s’abîme dans la contemplation du monde ? Il faudrait se sortir de la tête cette idée que la poésie est seulement une composition littéraire, un art délibéré et volontaire, même si elle l’est aussi. Le poème se compose par la décomposition du poète. "Toute défaite nous pousse à vivre comme des chardons au bord des routes", avoue Vernet. Qu’importe ce qui nous défait et les débris littéraires qui de nous s’arrachent : ce qui compte, c’est le vide qui se forme dans un cœur et rend possible la contemplation. Les éléments les plus simples sont là, qui attendent un regard : la mer, la lumière, et les visages. "La vie simple est insurpassable. Sa gloire est abyssale". Le mystère est du monde est dans son évidence. Nul besoin d’anges ou d’êtres surnaturels : tout est là sous les yeux, pour qui sait voir. On se dit, lisant Vernet, qu’écrire, c’est s’évider, se défaire peu à peu jusqu’à trouver une qualité de silence qui passe à travers les mots. "La vie est une longue prière pour sortir de soi", écrit le poète en quête de ce dehors où il se perd.
Pour lui, le voyage aura été, des décennies durant, cet outil que le sculpteur tient dans ses mains pour creuser ses formes dans la matière. Plus on s’éloigne du pas de sa porte, plus on pénètre ce grand Dehors. Mais ce dehors, comme nous l’a appris Rilke, est un autre dedans. Vernet y trouve la mémoire qui le retient à son enfance et à cette intimité fugitive avec soi-même. Il guette dans l’ailleurs un avant, un de ces vieux pays qui semblent aujourd’hui recouverts même dans la campagne où il est né. C’est dans les Balkans qu’il renoue avec "un silence ancestral", avec un monde immobile où "on sent les odeurs embaumer toute la place, bien plus anciennes que nous tous". Dans les Balkans où "les enfants naissent engourdis dans les langes de vieilles coutumes". Il faut parfois mettre des kilomètres et kilomètres entre sa vie et le lieu où fut son berceau pour retrouver, de son enfance, le regard tout ouvert sur les choses les plus simples. "L’enfant voit plus tôt et mieux, presque sans parole, sauf celle des yeux, des gestes". Il n’y a sans doute de vrais regards qu’avant les mots, en dehors d’eux. Il est là le véritable dehors, et c’est pourquoi il faut laisser tomber les phrases comme des raclures sur les pages du livre, pour s’en libérer. Le silex de l’enfance s’use au fil des jours et le poète a sans cesse le désir de l’aiguiser encore à de pays lointains. De la Terre, dont nous savons aujourd’hui toute la fragilité, le voyageur nous dit : "seul un enfant peut encore la regarder droit dans les yeux".
Partir, c’est à la fois se perdre et se retrouver dans cette forme invisible de l’enfance. Et Vernet de nous murmurer : "ne me cherchez pas. J’ai disparu. M’ont emporté au loin les vastes migrations". Il nous reste alors cette voix qui monte de l’absence de l’homme dans le poète. Cette voix qui se détache peu à peu de la rumeur des choses et des langues étrangères qu’on entend parler autour de soi sans les comprendre. Puis elle se dissocie d’elle-même. Le solitaire se parle en écrivant et se dit "tu". Parfois, il devient "il", une existence étrangère, celle d’un autre qui passe et qu’on croit voir comme hors de soi. Puis soudain, un "nous" fait irruption pour remplacer le "je", comme chez cet autre grand marcheur qu’était Péguy. Et l’on se dit que peut-être le pronom au pluriel sert à mieux rassembler la dispersion de soi dans les voyages.
La voix du poète, pourtant, ne parle pas qu’avec elle-même. D’autres poètes l’accompagnent, il lit. "Le livre est ouvert au-dessus de la mer (…) La voix du poète n’est pas morte, son chant est audible dans ce silence d’outre-tombe". Un dialogue ne cesse pas de se poursuivre entre celui qui écrit et ceux qu’il lit. Et les ustensiles de l’écrivain entrent peu à peu dans les phrases, ils se tiennent à côté des éléments de la nature, en harmonie : il y a les livres, il y a les carnets que le stylo noircit à la main, il y a les tables. "Ma table fut un établi mobile, que je découvrais au fil des chambres, des lieux où je séjournais". Le poète est au travail. Au retour, il reprend ses carnets, il met à l’horizontale ce qu’il avait écrit à la verticale, comme un très long poème en vers. Désormais, la poésie se dissimule dans de petites proses, mais qui ne trompent aucun lecteur. Le livre se fait.
Pourtant l’appel ne s’éteint pas. "Enfermé, tu n’es plus qu’un chiffon amer, recroquevillé sur des faux enchantements qui n’empêchent jamais la mort de sévir". Partir à nouveau, partir encore, est-ce conjurer la mort ? C’est, en tout cas, répondre à l’invitation du dehors. L’art de vivre de Joël Vernet est en soi un art poétique.
Jean-Marc Ghitti
Joël Vernet, Copeaux du dehors, Fata Morgana, 2025, 140 pages.
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