Disons-le d’emblée : ce texte est magnifique. Magnifiquement écrit, magnifiquement traduit. Il faudrait citer par dizaines les vers d’une exemplaire beauté dont il déborde, mais on laissera au lecteur la joie de les découvrir. Écrire un tel texte, le traduire, et, dans une certaine mesure, le lire, est une sorte de marathon. Parce qu’il est utopique d’espérer en présenter toute la richesse dans une courte note de lecture, je me contenterai d’évoquer ce qui me semble en être le coeur : son rapport la nature. Mistral nous le dit elle-même, Poème du Chili est un long dialogue avec la nature : "J’avais toute une famille / Faite d’arbres, une autre de plantes / Et je parlais très longuement / Avec les animaux rencontrés" (p. 105).
De forme narrative, le texte s’étire du Nord au Sud, et nous raconte le double voyage d’un pays et d’une femme fantôme à la « chevelure enneigée » (p. 93) qui revient sur les lieux de son passé : "Je porte en moi mon enfance / Comme une fleur préférée / Qui me parfume la main" (p. 157). À bien des égards, Poème du Chili est une épopée, non seulement en raison de sa forme très orale, mais aussi du fait de la longueur du voyage et de la diversité des paysages traversés, et enfin en raison de son côté work in progress, comme si l’aède façonnait son texte au fur et à mesure qu’elle nous le chante, certains poèmes étant les ébauches de ceux qui suivent (par exemple la "Chanson du bon sommeil" et "Dors", p. 139-145). Ces répétitions ne sont jamais gênantes : elles sont autant de bornes qui jalonnent le trajet et qui nous familiarisent avec ce texte-pays. Tout au long de son périple, la narratrice est accompagnée par un cerf, ou plus exactement un huemul, et par un enfant indien qui l’appelle "maman". Si ce long parcours est pour Mistral une odyssée, il est pour l’enfant un voyage initiatique, rythmé par des poèmes dialogués qui occupent un bon tiers du recueil, et au cours desquels la mère fantôme explique, décrit, interpelle, sermonne, rassure, mais aussi câline, son enfant.
Comme dans toute épopée, le texte est peuplé de personnages et de lieux extraordinaires dont la nomenclature foisonnante le fait parfois ressembler à un bestiaire ou un traité d’histoire naturelle. Il y a d’abord les animaux, omniprésents : le cerf-huemul, bien sûr, rencontré dès le deuxième texte, qui fait corps jusqu’au bout avec la narratrice : "C’est bien que tu comprennes l’âme / Et que je me souvienne du corps !" (p. 19). Mais il y en a des dizaines d’autres, aux noms tantôt familiers pour le lecteur européen (coyote, taureau, lama, lézard, puma), tantôt exotiques (viscache, chinchilla, culpeo), avec une forte présence des oiseaux, de plus en plus nombreux à mesure qu’on descend vers le Sud (albatros, alouette, aigrette, perdrix, cormoran). Il y a également la végétation, où l’on retrouve ce mélange de noms familiers et inconnus : quisco, figuier, aubépine, caroubier, boldo, capselle, maitén, araucaria, copihue, fougère, mousse, ou, tout simplement l’herbe "immense et deshéritée" (p. 521) de la partie la plus septentrionale, ou encore les "Fleurs", auxquelles est consacré le plus long poème du recueil (p. 203-225). On n’aura garde d’oublier les fruits, légumes et autres céréales : abricot, chataîgne, olive, melon, pêche, amande, haricot, maÏs, avoine, nèfle, fraise, lin, blé. Et puis tous ces lieux, sites, et formes topographiques : les villes minières (Freirina et son cobalt devenu "archange" sous la plume de Mistral, p. 59) ; les forêts "parleuses" et les fleuves "murmureurs" (p. 97) ; l’océan Pacifique et son bruit (p. 109) ; la vallée du fleuve Elqui et Montegrande, village natal de Mistral ; L’Aconcagua, Valparaiso, le désert d’Atacama, Ocoa, le port de Talcahuano, Concepción, les chutes de Laja, le volcan Osorno, le lac Llanquihue, la Patagonie, la région de Magallanes, et encore d’autres. C’est aux "Lacs et volcans" qu’est consacré l’un des plus beaux textes du recueil (p. 425), sans doute celui qui exprime le mieux la relation charnelle multiple entretenue par cette fantôme avec le cerf, le paysage, son enfant, Dieu, et les habitants du pays. À tous ces éléments naturels, il faudrait ajouter, au moins pour le lecteur français, la Mistral, dont le nom est à lui seul un poème, qui renvoie à la Provence : celle-ci est un des nombreux fantômes du texte, présente à travers la végétation qu’elle a en commun avec le Chili (sauge, thym, romarin, lavande, vigne) et avec d’autres régions évoquées par la narratrice, ainsi de la sauge et ses quatre patries : "La Castille et le Pays basque / La Provence et la Campanie" (p. 253). Tout cet inventaire à la Prévert nous donne un texte grouillant de vie, qui parle, bouge et bruisse, ne serait-ce qu’en raison de la musicalité de tous ces noms. Une nature qui possède "la grâce" (p. 205), pas seulement celle des Andes, mais du Chili tout entier, de la Provence, de la Castille, et, pourquoi pas, de la terre dans son ensemble.
Et les humains dans tout cela ? Ils sont bien présents, qu’il s’agisse des mineurs, des peuples autochtones (Diaguitas, Araucans...) ou des femmes croisées ça et là. Mais ils sont aussi fantomatiques que la narratrice, comme si le pays n’avait pas besoin d’eux pour exister. Au demeurant, plus on descend vers le Sud, plus la vie est ténue, et plus le texte lui-même s’évapore. L’un des derniers poèmes est consacré à la brume ("N’ayez pas peur si vient la brume", p. 547), au sein de laquelle le fantôme de la poétesse rejoint celui du paysage, les deux se diluant dans l’océan austral, tandis que la poussière du sol "Recueile nos trois empreintes / comme témoins de nos os" (p. 47). Quant au huemul, que Mistral pouvait croiser sur les chemins de son vivant, il est aujourd’hui en voie de disparition. Il en résulte un choc frontal entre ce texte écrit dans la première moitié du XXe siècle et l’actualité, qui en fait plus qu’une odyssée : l’écodyssée d’une planète où le vivant pourrait bien devenir fantôme.
Ludovic Tournès
[Traduction Irène Gayraud] Gabriella Mistral, Poème du Chili, Éditions Unes, 2025.
Tous droits réservés ©