Le lecteur est d'emblée séduit par le remarquable travail de forme du recueil, notamment les ruptures de rythme dans le vers, libéré de toute ponctuation. Il ressent les secousses de la forêt et de tout ce qu'elle contient de nature jamais immobile. Il goutte, avec une facilité déconcertante dans ce genre jugé parfois difficile d'accès, à une poésie descriptive du mouvement, du changement, du déplacement, des transformations, chantant l'alchimie de tous les éléments, dont l'évocation n'aurait pas manqué de plaire au philosophe Gaston Bachelard : l'air se confond avec le vent qui "nous invente des dénuements" (quelle formule magnifique !) ; l'eau est salvatrice lorsque "le ruisseau balaie le passé" (p. 15), suggérant de savoureuses synesthésies ("une goutte de terre", p. 25) ; le feu, lorsque "les forêts s'embrasent" (p. 16), est comparé à "une bête / prête à tout dévorer" (p. 34).
Le regard d'Hélène Dorion est constamment en mouvement d'un point à un autre de la forêt, rendant ainsi parfaitement perceptible l'immensité de l'espace, son horizon et sa verticalité, des racines jusqu'à la cime des arbres.
Il invite à une exploration de soi, non comme piège solipsiste, mais comme chemin vers une plus juste compréhension du monde.
La poétesse se place ainsi en position de veille sensorielle afin d'identifier et de comprendre les mécanismes d'une nature changeante et vulnérable, car la forêt est du point de vue général "un désordre / que blessent les vents".
Pour nous le faire sentir, Hélène Dorion profite de sa remarquable inventivité lyrique, très justement et finement insérée dans le texte. Elle accorde également une grande place aux phénomènes sonores ("j'écoute cette partition / du temps", p. 14) car à l'en croire, "les forêts hurlent". Ceux-ci sont la clef du déchiffrage de tout un monde caché, imperceptible sans le secours de la poétesse, qui seule perçoit ce qui se cache derrière "le rideau [qui] s'effrite."
L'extrême attention aux choses sensibles et l'écoute sont bien au coeur de sa démarche. Elle nous fait entendre "le bruit du monde" (p. 45) et nous invite à rester auprès d'elle en état d'attente, et peut-être de "soumission", aurait suggéré Philippe Jaccottet. Ainsi, notre monde et son imaginaire, celui des hommes, entrent-ils progressivement en écho avec celui des forêts.
Mes forêts est un long texte inséré à chaque section du recueil, reconnaissable à cette anaphore qui insiste sur l'appréciation et l'expérience très personnelle de la poétesse au sein d'un milieu naturel devenant au fil du temps un lieu de solitude. Elle-même en souligne l'authenticité ("loin de facebookinstagramtwitter", p. 51), allant jusqu'à se confondre avec l'objet de son observation tel que le suggère l'utilisation répétée - et le premier mot du titre le confirme - des adjectifs possessifs : "Mes forêts sont des rivages / accordés à mes pas la demeure / où respire ma vie" (p. 51).
C'est un long texte de "certitude" disons, très affirmatif, qui contraste avec les questionnements et le doute qui imprègnent les autres poèmes. Par exemple, si dans la première section du recueil l'écorce est "incertaine", c'est que la poétesse, réalisant une expérience immersive, s'adonne à des hypothèses poétiques. En témoigne l'utilisation répétée de la conjonction de subordination "si" ("L'île", "L'humus", "Le silence").
Hélène Dorion ne cède ainsi à aucune facilité. La forêt est traitée dans toute ses dimensions, des plus triviales aux plus symboliques. Elle ne renferme pas qu'un monde végétal. Si l'arbre occupe une place privilégiée, ses racines en particulier (tantôt comparées à des "éclairs" ou à une "vaste cité de bois", p. 27 ; tantôt à des "ombres maigres", p. 61), la poétesse porte par exemple une attention toute particulière aux mouvements géologiques et aux roches en général. Elle les personnifie même et leur attribue des fonctions expressives essentielles : "comme un petit bruit / au fond de l'âme / ce que l'on tait / les pierres le portent." (p. 15) Plus loin, une section entière est consacrée aux "galets". Comme le suggère la citation de Silvia Baron Supervielle mise en exergue ("Où aller sans commencement / et peut-être sans fin", p. 45), la pierre, pouvant faire songer ici au mythe de Sisyphe, dit notre rapport inquiet "à l'écoulement du temps", tumultueux.
La poétesse nous donne à découvrir, de surcroît, un riche bestiaire au contact direct des éléments qu'elle évoque, comme la branche ou l'écorce des arbres, les modifiant ou les faisant tout simplement disparaitre une fois morts : "[...] l'écorce des choses / que rongent les vers et les fourmis" (p. 19). Plus largement, elle observe une faune abondante, en mouvement mais fragile, au diapason de la forêt : "le hibou s'élance" (p. 33) ; "[les] insectes [...] scintillent" (p. 39) ; "les oiseaux demandent refuge" (p. 62) ; "les lucioles vacillent" (p. 78). Il n'y a que le loup qui reste invisible et silencieux.
Car voilà, le monde, ce monde est au bord de l'abîme, menacé de "chaos", et la section qui s'ouvre à ce propos, prenant acte des "indifférences" de l'homme, sonne comme un avertissement : "on ne pourra / pas toujours fuir / au bout des hivers" (p. 58). La poétesse semble abattue. Comment, en effet, garder espoir, immergée dans ses forêts, blessées et plongées parfois dans des ténèbres causés par ceux de notre monde ? Ce qu'elle entrevoyait de clarté a disparu : "je ne vois plus les heures / plus l'horizon / avec ses levées de lumière" (p. 65). Hélène Dorion, laissée "sans voix", songe alors au repli, au confinement, comme au temps de la pandémie : "il fait un temps à s'enfermer / dans nos maisons de forêt" (p. 67). Tout est alors menacé, y compris la poésie : "le bord de la falaise/ où chutent nos poèmes" (p. 74). Hélène Dorion insiste admirablement : "c'est le soir dans la bouche du matin / le chant est vide" (p. 79).
Elle offre là pourtant des vers pleins de force et de sincérité, dans la lignée des plus belles élégies. Elle attend, dit-elle, "un geste de lumière" (p. 76), l'espoir d'un nouveau commencement.
Il lui faut pour cela tout repenser et tout réécrire, plaçant la forêt aux origines du monde. La poétesse est en ce sens dotée, comme dans l'Antiquité grecque qu'elle connaît bien pour avoir étudié les philosophes pré-socratiques, d'une force créatrice totale, érigeant la forêt au statut de mythe.
David Dielen
Hélène Dorion, Mes forêts, Éditions Bruno Doucey, "Sacoche", 2023, 114 pages.
Tous droits réservés ©